Résumé de l'intervention
M. PATRY.- Parler de la future force de frappe des alliances commerciales est une bonne manière d'explorer de façon pratique la problématique du "mieux travailler ensemble". Cette problématique s'inscrit, à mon sens, dans le cadre d'un groupe véritablement intégré, pas d'un simple rapprochement entre les deux compagnies Air France et KLM. Pour avoir participé aux négociations en 2003-2004, je peux vous dire que c'est la création d'un groupe européen qui nous a motivés, aussi bien chez Air France que chez KLM.
1/ Que nous apprennent le passé et l'historique de la négociation ? Que le rapprochement entre deux Compagnies aussi différentes qu'Air France et KLM était tout à fait improbable.
En 1993, Air France était quasiment en faillite ; elle n'avait pas de hub, pas de programme moderne et pas de véritable compétence en matière de RMP (revenue management pricing).
KLM était beaucoup plus avancée : elle avait construit un hub à. Amsterdam, alimenté par des programmes adaptés, et elle appliquait des techniques de RMP très efficaces ; elle était enfin pionnière en matière de joint-venture.
Malgré leurs différences, les deux compagnies se sont rapprochées dans leur méthode de gestion et surtout, elles ont compris que le monde aéronautique allait changer et qu'allait s'ouvrir le temps des alliances puis celui des regroupements.
Air France avait commencé à y réfléchir au début des années 90, avec Sabena, CSA, mais aussi Korean Airways, Aeromexico, ou Air Canada. Elle avait signé des accords avec Continental, en 1997, puis avec Delta, en 1998 et elle avait, elle aussi, courtisé Alitalia.
Air France avait enfin beaucoup de respect pour KLM, à qui elle reconnaissait une forte avance en matière de gestion technique et commerciale, mais qu'elle considérait comme une compagnie de sixième liberté, donc prédatrice. J'ai toujours soupçonné KLM de prendre Air France pour une compagnie particulièrement inefficace, qui ne survivait que grâce à la taille de son marché et à la protection dont elle jouissait de la part de ses Autorités de tutelle.
Dans les mois qui ont suivi la coupe du monde de football de 1998, KLM nous a proposé de nous rapprocher du groupe KLM-Alitalia qu'il était en train de constituer. Nous avons reconnu à cette offre beaucoup de mérite, mais, lorsque les experts de KLM et d'Alitalia nous ont exposé la manière dont ils voulaient se regrouper, nous avons senti que le schéma retenu avait peu de chances de fonctionner de manière satisfaisante.
Après l'échec du rapprochement KLM-Alitalia, et la signature des accords Air France-Alitalia, c'est Air France qui a , à son tour, proposé à KLM, dès la fin de l'année 2002, de discuter d'un rapprochement.
La négociation, basée au départ sur l'idée de prises de participations croisées entre les deux entreprises, a assez rapidement évolué, sur la proposition de KLM, vers une prise de contrôle effective de KLM par Air France, en vue de créer un groupe européen.
De nombreuses craintes ont été exprimées de part et d'autre au cours de la négociation.
Du côté de KLM, crainte de perdre la marque et le logo ; de voir le hub d'Amsterdam se réduire et le réseau s'étioler ; plus généralement, crainte que la neutralité, voire l'équilibre en matière de management, ne soit pas totalement respectée par Air France.
Du côté d'Air France, les craintes portaient surtout sur les différences de culture, sur la préférence reconnue des gens de KLM pour British Airways, et aussi sur le risque de se faire bousculer par des gens dont nous savions qu'ils étaient au fond plus innovateurs et plus efficaces que nous. Sans parler des problèmes de maîtrise de la langue anglaise, qui posaient beaucoup des difficultés à beaucoup de gens !
Pourtant, nous avons réussi à trouver des solutions. Air France a su convaincre KLM qu'il n'était pas question d'abandonner la marque KLM, pas plus que celle d'Air France et que le hub et le réseau de KLM étaient des atouts trop importants pour qu'il soit concevable de les remettre en cause. De la même manière, KLM a compris les appréhensions d'Air France, et a su en tenir compte.
Les deux compagnies sont convenues de procéder à un rapprochement progressif sur une première étape de 4 ans, et, pour rapprocher les cultures, de favoriser l' interpénétration des équipes.
2/ Quelle expérience retenir des dix ans passés ensemble ? Du côté positif de la balance :
- une très forte montée en puissance de notre alliance grâce à KLM et Northwest.
- une nouvelle gouvernance pour l'alliance Skyteam.
- l'évolution de la joint-venture nord atlantique, qui nous a permis de rentabiliser nos lignes ATN, même si nous avons dû faire face à des difficultés avec Delta
Plus généralement, le mode de gouvernance retenu entre Air France et KLM a été efficace chaque fois que l'intérêt des deux compagnies coïncidait peu ou prou. Par contre, il s'est montré, à mon avis, très insuffisant chaque fois que les intérêts de KLM et d'Air France divergeaient (exemples : Malaysia Airlines, Japan Airlines Aeroflot, Air Berlin, voire notre approche d'Etihad).
Je pense que l'expérience des dix dernières années montre que la dichotomie des services alliance favorise les divergences de stratégie et que la recherche d'une harmonisation des positions ne permet pas d'optimiser le bénéfice du groupe.
Nous avons donné une image trop nationale à nos partenaires, que ce soit Delta ou les compagnies chinoises, et nos partenaires ont su, avec beaucoup d'habileté, jouer des divergences de vues que nous montrions ou qu'ils avaient devinées.
Malgré les efforts réels de concertation que nous avons développés entre spécialistes des affaires européennes ou internationales, il y a eu parfois des divergences dans les positions défendues par nos Présidents respectifs auprès des autorités européennes ou auprès de l'IATA ou de l'AEA, par exemple en matière d'environnement, ou en ce qui concerne l'attitude à tenir vis-à-vis des compagnies du Golfe.
Nous atteignons maintenant la limite du système. Nous avons fait beaucoup de bonnes choses mais nous n'avons pas maximisé les bénéfices du groupe. Tant en termes d'organisation que d'objectifs, nous pourrions dégager beaucoup de gains de productivité, grâce à une meilleure organisation, qui éviterait la redondance des experts que nous avons à la fois à Amstelveen et à Paris.
3/ Comment créer une vraie force de frappe alliance et au-delà une vraie force de frappe internationale, tout en tenant compte de nos contraintes respectives ? Reconnaissons tout d'abord que, depuis dix ans, le rapprochement Air France-KLM a indéniablement créé de la valeur. Il faut donc éviter deux erreurs : se focaliser sur les difficultés que peuvent rencontrer l'une ou l'autre des compagnies ; craindre la rupture entre Air France et KLM.
Pour développer notre groupe, et adapter sa gouvernance aux conditions actuelles de marché, il nous faudra, à mon sens, rechercher un moyen terme entre simple alliance stratégique comme c'est le cas dans Skyteam (où les collaborations restent limitées au plus petit dénominateur commun) et fusion totale, qui n'est, à l'heure actuelle, pas vraiment envisageable.
La joint-venture nord atlantique est le fer de lance de notre stratégie, et je suis convaincu qu un tel concept entrainera des conséquences sur l'organisation capitalistique du groupe. Mais il est trop tôt pour en parler, et pour le moment, force est de constater qu'une fusion classique, comme l'ont faite Delta et Northwest, n'est pas envisageable dans notre cas. Nous y perdrions des actifs trop importants et ce serait totalement négatif pour le groupe.
Il nous faut donc créer un nouveau modèle, qui continuera de s'appuyer sur nos deux compagnies mais qui devra permettre de définir et de mettre en œuvre des stratégies uniques dans tous les domaines d'intérêt commun au groupe. Ce n'est pas encore le cas pour les alliances ou pour les affaires internationales, il faut que cela le devienne.
Pourquoi ? Parce que nous avons besoin de parler d'une seule voix vis-à-vis des nos grands partenaires.
Une seule voix en face de Delta, dans la JV qui nous unit sur l'ATN. Une seule voix en face de nos partenaires chinois, avec lesquels nous devrons bâtir, à terme, une joint-venture commune, comme nous l'avons fait avec les Américains. Une seule voix en face des Russes, avec lesquels nous négocierons sans doute une JV. Une seule voix face à chacun de nos grands partenaires dans d'autres régions du monde, en particulier, en Amérique du Sud ou en Afrique.
Nous avons également besoin de défendre des positions et de relayer des messages communs, même si nous le faisons à deux voix, car c'est plus efficace, auprès de nos autorités de tutelle nationales, européennes ou auprès des organisations internationales.
En termes d'organisation concrète du travail, cela implique à l'évidence des rapprochements de fonction et donc des choix en matière de rapprochement géographique. Pourquoi le nier ? Pourquoi tenter de les éviter ? Pour moi, c'est l'Europe qui se construit ainsi et il faut absolument éviter la frilosité.
Il faut enfin se préparer à élargir le groupe. Air France-KLM a-t-il la taille critique pour faire face aux mastodontes américains ou chinois, à terme ? Je ne le pense pas, et il nous faudra en conséquence intégrer d'autres transporteurs européens dans notre groupe.
Il faut aussi savoir jouer de nos complémentarités culturelles tout en respectant nos identités.
Pour terminer et puisqu'il s'agit d'une réunion organisée par les syndicats, je voudrais juste me permettre de faire une adresse à leur endroit, aussi bien aux syndicats d'Air France qu'aux syndicats de KLM. D'abord, chers amis, admettez que notre survie ne peut être que collective et que notre objectif commun, c'est de continuer à être un groupe fort, apte à jouer les regroupements intercontinentaux qui s'annoncent.
Il faut donc cesser de jouer la seule défense des intérêts de l'une ou l'autre des compagnies. Le problème n'est plus de défendre la spécificité de KLM ou celle d'Air France, c'est de défendre l'existence et les intérêts du groupe européen que nous représentons. Il faut donc éviter de bloquer les évolutions qui sont indispensables au développement du groupe, voire à sa survie.
Je vous rappelle le rapport qu'a signé M. Claude Abraham, il y a peu de temps, à la demande du Gouvernement français, intitulé "Les compagnies européennes sont-elles mortelles ?" Sous-entendu : les trois groupes européens qui ont été constitués sont-ils mortels ? La réponse est très claire : oui, ils sont mortels s'ils ne sont pas capables de se développer.
Donc, il ne faut pas bloquer les évolutions qui sont indispensables. Il faut au contraire jouer le rapprochement des fonctions et des hommes. Cela me paraît devoir être tout particulièrement le cas, non seulement en matière de politique d'alliance mais plus généralement, en matière de politique internationale.
Contact email : dominique.patry2@wanadoo.fr
Résumé du débat