Résumé de l'intervention
M. MONIN.- Bonjour. Je voudrais partager les résultats de cette étude sur le rapprochement entre Air France et KLM. Tout d'abord, un petit historique :
En février 2004, je rencontre M. Spinetta qui annonce le rapprochement entre Air France et KLM. C'est en lui indiquant, en moins d'une minute, que j'avais travaillé sur le rapprochement entre Renault et Nissan et publié sur ce rapprochement inédit hybride, qu'il m'a donné son accord pour qu'une équipe de recherche suive quotidiennement pendant quatre ans, le rapprochement entre Air France et KLM. A cela, deux conditions. Premièrement, que Leo van Wijk, le CEO de KLM, donne également son accord. Deuxièmement, que notre équipe de recherche française s'associe avec des chercheurs hollandais. Donc, nous avons travaillé avec des collègues de Tilburg University.
En juin 2004, nous avons signé un accord quadripartite, pour conduire un projet de recherche qui a trois caractéristiques uniques au niveau mondial dans le champ de la recherche sur les fusions et acquisitions :
• Il concernait tous les salariés, dans tous les métiers.
• Nous avons pu collecter les données en temps réel.
• Nous avons combiné des approches quantitatives et qualitatives.
Nous avons fait 700 entretiens dans dix pays en trois langues (français, anglais ou hollandais) et collecté près de 6 000 questionnaires, 1 000 tous les 6 mois pendant trois ans.
En novembre 2008, nous avons présenté notre rapport final au Global Executif Committee.
Le modèle de recherche initial que nous avons fait valider par le Strategic Management Committee en juin 2004, cherchait à expliquer l'attitude envers la coopération, par quatre dimensions :
• Les différences culturelles. Y en a-t-il entre Air France et KLM ?
• Les processus d'identification. Est-ce que dans le temps les collaborateurs d'Air France et de KLM changent leur sentiment d'appartenance ?
• Les perceptions de justice, tant distributive que procédurale.
• La confiance dans la compagnie et la confiance dans l'autre compagnie.
Nous avons construit une base de données de 682 entretiens qui sont tous, pour la plupart, retranscrits et ont été analysés entre 2003 et 2008. Nous avons envoyé des questionnaires à tous les niveaux hiérarchiques, dans toutes les professions, en trois langues et dans de nombreux pays, y compris en Chine. Nous avons collecté toutes ces données.
Nous avons réalisé des sessions de feedback d'une journée auprès de tous les métiers qui nous ont soutenus, pendant trois ans, tous les six mois, environ 25 sessions.
Nous avons été invités à présenter nos résultats dans un certain nombre de séminaires formels, dont l'ouverture du séminaire Air France-KLM Top 20 des deux compagnies en 2005. Nous les avons aussi présentés à une convention RH au niveau mondial, en Italie et ailleurs.
Nous avons été invités par OMNES en 2006 sur le thème "les différences culturelles d'origine nationale".
Nous avons eu de nombreuses interventions externes, parfois seuls, parfois en lien avec la Direction de la communication d'Air France-KLM, dans les deux cas.
Trois thèses de doctorat ont été soutenues. Trois articles scientifiques ont été publiés. Chaque fois, nous avons demandé un accord d'autorisation.
Cela a induit différents impacts :
• Le prix du Syntec pour l'article que nous avons écrit dans Human Resource Management.
• Le Sénat, dans certains rapports parlementaires, renvoie aux travaux que nous avons réalisés sur Renault-Nissan et Air France-KLM.
• Les travaux publiés font désormais autorité.
Je passe la main à Tessa pour un zoom sur un sujet particulier.
Mme MELKONIAN.- Effectivement, ce qui nous intéressait, c'était de comprendre les déterminants de la coopération et de nous demander quels sont les mécanismes psychologiques existants derrière la notion de coopération. Je pense que c'est d'autant plus important de se poser la question que le degré d'incertitude dans lequel nous vivons en tant que membres d'organisation, ne fait qu'exploser et s'accroître. On a un rapport plus ou moins sceptique par rapport à un certain nombre de préconisations stratégiques que l'on nous avance, peut-être parce qu'au fond de nous, on sait que plus personne n'a la réponse. En tout cas, un individu ne détient pas la réponse. La réponse va être collective dans la capacité des organisations à s'adapter à leur environnement, ou non.
Je continue de travailler sur des cas des fusions et je reste persuadée que la question de la coopération est au cœur de la survie d'un grand nombre d'organisations aujourd'hui confrontées à une concurrence parfois déloyale ou qui nécessite de gros changements.
On sait que c'est un facteur de succès. Pourtant, on sait assez peu de choses. Très souvent, on va avoir un raisonnement de nature économique : les gens vont coopérer, parce que le résultat qu'ils pensent tirer de leur coopération est un résultat positif pour eux. Le problème que l'on voit tout de suite dans les fusions, c'est qu'on ne sait pas du tout si le résultat personnel que l'on va retirer de la fusion va être positif. Les individus sont confrontés à une incertitude maximale au moment où on leur annonce un rapprochement ou une fusion. Donc, comment vont-ils prendre leur décision ? Cette question était derrière une grande partie de nos recherches.
L'idée que nous avions, c'est que pour décider de coopérer ou pas, il faut que quelque part, je fasse confiance à mon organisation, qu'elle ne va pas exploiter ma coopération, et en plus me demander une relocalisation, me licencier, augmenter mon temps d'heures de vol, ...
La théorie dit que comme je ne peux pas répondre tout de suite, je vais me servir d'un proxy ou d'une heuristique pour déterminer si je peux faire confiance ou pas à mon organisation.
Un proxy très souvent utilisé, c'est la notion de justice. Parfois, quand on parle de justice et a fortiori, de justice sociale, on a l'impression que c'est un peu la cerise sur le gâteau. Au contraire, c'est le fondement de la coopération. Du coup, nous nous sommes intéressés aux effets dans le temps.
Un autre proxy est la notion d'exemplarité. Donc, je vais regarder ce que font les figures d'autorité autour de moi (n+1, équipe dirigeante, PDG). Jean-Cyril Spinetta était une figure de référence, y compris pour les gens de KLM. Il avait un rôle très important dans la notion d'exemplarité chez les deux entreprises.
Du coup, on a fait une étude quantitative dont je vous passe le détail. Sachez simplement que la perception de justice et d'exemplarité explique 20 % du phénomène de la coopération. C'est énorme sur un phénomène aussi multi causal que la coopération.
Les effets de la justice sont différents dans le temps. Dans nos travaux, nous montrons que le plus important, les deux premières années, ce sont les perceptions de justice distributive. Pourquoi ? Parce que c'étaient les seules informations dont les collaborateurs d'Air France et KLM disposaient.
Donc, au démarrage de la fusion, cela va être la justice distributive et l'exemplarité, très fortement, qui vont expliquer la coopération. En France, on a un petit problème avec l'exemplarité, en raison notamment de la très forte distance hiérarchique. Et souvent, quand on est au sommet, on ne réalise pas toujours à quel point le reste de l'organisation observe les comportements et fait une comparaison entre les comportements observés au sommet et ce qui est demandé aux individus de l'organisation.
Même si cela peut sembler évident, malheureusement, il y a des écarts. Je le constate tous les jours. Toutes les équipes dirigeantes qui ont cherché à préserver une forme d'exemplarité ont eu un impact positif sur la coopération dans les fusions.
Nous nous sommes aperçus ensuite qu'au fur et à mesure que plus les gens commençaient à avoir davantage d'informations, plus la justice procédurale avait un impact important pour les individus.
M. MONIN.- Pour revenir à des éléments de synthèse plus généraux que ces travaux sur la justice, nous souhaitions présenter trois résultats généraux.
Premièrement, il y a différents types de fusion-acquisition. Certaines constituent une assimilation totale, l'absorption de la firme acquise, la disparition des marques. Dans ce cas, le principe de justice n'est pas forcément saillant et critique.
Dans les opérations de fusion-acquisitions dans lesquelles il existe une véritable volonté de préserver les identités et/ou des actifs précieux, l'idée du framework agreement, de mettre au cœur des procédures le principe de fairness et de justice, est un truc génial. Il est quand même copyrighté Air France-KLM. Il avait été quand même en grande partie initié et inventé par Louis Schweitzer de Renault et Yoshikazu Hanawa, le patron de Nissan, qui avaient dit "si on avance, on avancera si les équilibres sont respectés".
Le deuxième élément que nous avons identifié, c'est la vitesse et le choix du moment (timing and speed), des thèmes qui n'étaient pas du tout dans nos projets initiaux de recherche. Mais nous nous sommes rendu compte dans nos entretiens, d'opinions très variables selon les personnes en interne chez Air France et chez KLM sur la vitesse du rapprochement.
Il y a toujours eu pendant les 4 ans de l'étude, cette dialectique (un mouvement où les deux forces sont indissociables) entre la volonté d'aller aussi vite que possible et en même temps de ne pas casser la dynamique sociale positive des deux organisations du groupe ; la limite à la vitesse étant ce que le corps social peut accepter. Ce sont ces travaux que nous avons publiés en 2013 et qui font d'ores et déjà référence au niveau mondial.
Jusque là, les modèles dominants de mise en œuvre ou d'exécution des fusions-acquisitions sont des modèles de vitesse où l'on intègre tout en 100 jours.
Les choix qui ont été initiés chez Air France-KLM, reprenant en grande partie ceux de Renault-Nissan, sont des choix de progressivité. Et lorsque dans certaines activités, pour une raison ou pour une autre, on peut aller plus vite, alors on va plus vite. Il y avait des accélérations et des décélérations, en fonction de l'interprétation de la maturité du corps social à "encaisser le choc".
Nous pensons que c'est comme cela que les fusions-acquisitions devraient être conduites. Il y a toujours des exigences d'intégration d'équipes et de tâches pour avoir des synergies. Il y a une voie lente ; il y a une voie rapide. Notre interprétation de ce qui a été conduit entre 2004 et en gros 2010, c'est que la voie qui a été choisie est une voie différentiée, avec des accélérations et des ralentissements selon les périodes et les sujets.
Il nous semble que l'un des savoir-faire des dirigeants dans ces opérations de fusion-acquisition, c'est d'être capable de sentir le moment lorsque les pas peuvent être faits.
Pourquoi ce programme de recherche a-t-il été unique ? Parce que nous avons pris en compte tous les salariés en suivant dans le temps et en temps réel leurs perceptions. Nous avons combiné approches quantitative et qualitative, pour étudier les facteurs prédicteurs de la volonté de coopérer.
Alors in fine, on a un regret : si on refaisait l'étude aujourd'hui, on la ferait différemment. Nous avons demandé, au début, au comité de pilotage Air France-KLM, d'envoyer les questionnaires aux mêmes personnes pendant les trois ans. Pourquoi est-ce mieux ? Parce qu'on peut voir comment un individu évolue dans le temps. Air France-KLM a refusé. Quel dommage !
Il y a des résultats que nous n'avons pas présentés aujourd'hui et je termine là-dessus. Nous avons fait des travaux sur l'identification dans deux des trois thèses de doctorat. La théorie dit qu'avec le temps qui passe, l'identification d'origine subsiste mais s'érode petit à petit au cours du temps. Nous pensions que sur les trois ans, nous verrions ce mouvement. Nous ne l'avons pas vu. Nous n'avons pas vu de différence statistiquement significative dans les variations d'identification selon que les gens travaillent beaucoup, tout le temps ensemble, sont dans les mêmes bureaux ou qu'ils ne se voient jamais. Bref, cela prend beaucoup plus de temps que la littérature ne veut bien le dire, pour qu'un collaborateur d'Air France ou de KLM finisse par dire, à table et en famille : « je travaille chez Air France-KLM ». Et c'est ce qui fait à la fois la beauté et la difficulté de la conduite de ces opérations complexes que sont les fusions / acquisitions.
Contact email : monin@em-lyon.com
Résumé du débat